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Les causes intellectuelles et historiques de la crise écologique d'après le professeur Seyyed Hossein Nasr. ( résumé l'Homme et la Nature)




Pour Sayyed Nasr, les historiens n’ont pas su comprendre les véritables fondements des sciences antiques et médiévales car ils se sont désintéressés des significations symboliques dont elles étaient tributaires, souvent ils ont étudié les concepts de l’époque avec un certain anachronisme, comme si les conceptions physiques du monde furent tout à fait les mêmes qu’aujourd’hui.

On doit en outre se demander si les sciences islamiques furent uniquement celles qui ont contribué à la science moderne, ce sont elles en effet dont on parle le plus souvent. Il est d’ailleurs significatif nous dit l’auteur, que concernant l’apport de la science hellénistique, l’Occident chrétien a puisé dans le substrat romain alors que l’Islam puisa en grande partie ses connaissances d’Alexandrie d’où sont issue le néoplatonisme, le neo- pythagorisme et l’hermétisme.


Si nous voulons utiliser l'histoire des sciences pour résoudre les graves problèmes que la science et ses applications ont soulevés jusqu'à présent, nous ne pouvons pas nous arrêter uniquement à ce regard faussé que nous avons sur l’histoire. Nous devons étudier également les sciences de la nature cultivées par d’autres civilisations à d’autres époques indépendamment de leur contribution plus ou moins importante à la science moderne.


Nous devons considérer ces sciences comme des façons autonomes de concevoir la nature, ces conceptions non occidentales sont capables de contribuer aux résolutions des problèmes contemporains et d’offrir des principes directeurs concernant la critique nécessaire de certains aspects de la science moderne. Ceci est important pour découvrir les causes intellectuelles et historiques de la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons afin de ne pas s’empêtrer dans les mêmes impasses que par le passé.

Pour Nasr la cause essentielle de la crise actuelle provient de la réaction du christianisme qui devait protéger la foi à tout prix face à un monde où régnait le rationalisme, l’empirisme et le naturalisme, en effet le christianisme dit-il, pour impulser une nouvelle ère civilisationnelle, a drastiquement renforcé les barrières entre naturel et surnaturel en faisant une distinction tellement radicale entre les deux réalités, que cela retira à la nature son esprit intérieur qui traverse en définitive toute chose.

Dans cette ambiance particulière, le christianisme pour sauver la foi des hommes devait amoindrir l’importance théologique et spirituelle de la nature. A partir de ce moment l’étude de la nature cessa du point de vue théologique d’être un centre d’intérêt pour l’Occident chrétien. Le christianisme devient l’antithèse de la religion cosmique des Grecs.


Dans ce dialogue chacun possédait une part de vérité, l’un attribuait une grande importance à la nature divine, à l’âme et au salut, alors que l’autre exalta la nature divine du cosmos et la faculté surnaturelle de l’intelligence qui permet à l’homme de connaitre l’univers. Ce choix du christianisme de faire face au rationalisme et de concentrer sa théologie sur la voie de l’amour, le conduit à nier la nature surnaturelle de l’intelligence, ce qui aura d’énorme conséquence sur le rapport entre l’homme et la nature. Le christianisme compte avant tout sur la foi et l’amour plutôt que sur la connaissance et la certitude, d’après Nasr ces deux positions furent antagonistes dans le monde chrétien. Il n’y aura pas de point de rencontre entre la foi et la raison, pas de connaissance illuminative ; à l’inverse de l’Islam qui a donné une position centrale à la connaissance sacrée dans le cadre du monothéisme abrahamique. L’islam nous dit Nasr ne met pas tant l’accent sur la volonté humaine, que sur ce savoir inné en l’homme qui ne demande qu’à être vivifié par la révélation de sa propre essence spirituelle.

Le christianisme n’a que timidement développé une cosmologie propre, il n’a qu’adopté les énoncés cosmologiques et la science de la nature qui pouvaient se conformer à son point de vue fidéiste. Quoi qu’il en soit nous devrions toujours garder à l’esprit à la fois le panorama scientifique du monde grec tel qu’il fut assimilé et l’attitude et la réaction du christianisme à l’égard de cet héritage.


Nasr nous dit qu’une cosmologie traditionnelle qui s’attache à comprendre les significations et l’ordre des choses par une approche symbolique, doit nécessairement s’appuyer sur une spiritualité vivante sans quoi ses sens cachés ne seront plus intelligibles. Une véritable cosmologie permet en revanche de lire les signes de l’univers avec ses divers phénomènes comme une œuvre divine merveilleuse, c’est ainsi nous dit Nasr que l’islam mais aussi malgré toutes les réserves énoncés précédemment, le christianisme, incorporèrent la cosmologie hermétique dans leur dimension ésotérique, leur donnant un nouveau souffle et des significations inépuisables.


L’art, l’artisanat et les sciences répondent aux mêmes lois de correspondances entre les divers ordres de réalité, de telle sorte que chaque élément rappelle l’ordre total de l’univers et le rôle de l’homme en son sein. Les sciences qui étudient la matière et les techniques pour la transformer étaient liées au sens ésotérique de la tradition, c’est-à-dire à sa dimension intérieure. La société médiévale inscrivait en effet le sens qu’elle portait en elle, sur chaque pierre, chaque monument, chaque édifice ; en respectant ces lois de corrélation, l’activité de l’homme et la création ne pouvaient entrer en contradiction puisque le tout répondait à un ordre déterminé par une source unique dont l’empreinte était décelable à chaque niveau de réalité.



Nasr donne l’exemple des cathédrales médiévales qui synthétisent la symbiose entre l’art et la science de cette époque, l’harmonie des nombres, les formes géométriques, les couleurs formaient une symphonie constituant ainsi les traits les plus profond du processus de christianisation.

Ces sciences de la nature en partie transmise au monde chrétien par l’islam n’eurent que peu de supports écrits et de manifestations intellectuelles, elles se donnent à voir davantage dans les dimensions métaphysiques et contemplatives plutôt que dans la théologie. On observe d’une part une histoire naturelle populaire toujours plus imprégnée de valeurs chrétiennes d’ordre étique et d’autre part une science de la nature très lié aux corporations artisanales.


A partir du XI siècle - au début du christianisme d’un moyen âge dominé par la théologie augustinienne, l’angéologie dionysienne et la cosmologie chrétienne formée par des éléments platoniciens, pythagoricien et hermétique - une nouvelle forme de culture issue de la civilisation islamique vint contribuer à la civilisation occidentale. Certaines sciences traditionnelles comme l’alchimie et certains contacts ésotériques islamico-chrétiens furent établit à travers notamment l’ordre des templiers et d’autres sociétés secrètes. Mais la principale conséquence de cette influence fut l’acquisition de la philosophie et de la science péripatéticienne telle qu’elles furent assimilées depuis plusieurs siècles par les musulmans.

 Pendant des siècles, les musulmans avaient cultivé la science et la philosophie aristotélicienne au même titre que les mathématiques, la dimension gnostique et illuminative liée au soufisme était pour autant restée très vive, continuant à exercer ainsi sa fonction de force vitale propre à cette tradition.

En fait, l'Islam s'est tourné de plus en plus dans cette direction au cours des siècles qui suivirent. En Occident, en revanche, la traduction des œuvres arabes en latin, à l'origine des changements intellectuels les plus importants survenus au cours des siècles alla de plus en plus vers l’aristotélisation de la théologie chrétienne. Le rationalisme a fini par remplacer la précédente théologie augustinienne basée sur l’illumination ; la vision contemplative de la nature déclina à mesure que s’accentua la sécheresse spirituelle dans un environnement de plus en plus rationaliste.




Nasr donne l’exemple d’Ibn Sina qui n’eut qu’une très faible postérité en Occident contrairement au vivificateur de la pensée aristotélicienne, Averroès qui lui n’a jamais cessé d’avoir des disciples chrétiens. C’est à partir de ce moment charnière que la séparation intellectuelle entre un Occident de plus en plus rationaliste et un monde islamique fondé sur une métaphysique profonde s’accentua de manière assez radicale.






L’Occident critiqua la cosmologie d’Avicenne fondée sur une angéologie en adéquation avec une vision religieuse du monde, ce fut là les prémisses d’une sécularisation de l’univers qui annonça la révolution copernicienne. En fait, cela n'avait pu se produire que dans un cosmos qui n'avait plus aucune signification symbolique et spirituelle, coupé de la métaphysique et soumis à une science exclusivement physique. A partir de cette rupture, à la sortie de l’époque médiévale, on remarque deux tendances complémentaires qui seront structurantes pour l’avenir occidental, d’une part la fin des ordres ésotériques comme l’ordre des templiers et d’autres part une réaction au règne de la raison, qui impliqua un rejet radical de celle-ci dans le processus d’accès à la connaissance sacré ; Nasr distingue ici un maitre Eckart qui transcende la raison par le haut et les théologiens nominalistes qui ne font de fait plus aucun lien entre l’intelligence humaine et la connaissance spirituelle. Ockham et ses disciples remplacèrent la philosophie médiévale qui prenait en compte l’accès à la certitude par une théologie nominaliste empreinte de scepticisme, ce qui allait de pair avec les dernières découvertes en physique à l’origine de la révolution scientifique moderne. Il est important de noter que l’intérêt pour les sciences naturelles s’est accompagné d’un doute philosophique et d’une mise à distance de la métaphysique. Sans les éléments intellectuels de la gnose médiévale, le cosmos ancien devint obscure et inintelligible, ce qui conduisit fatalement à la sécularisation complète de l’univers. Avec la renaissance l’univers n’avait plus rien de chrétien et la nature devenait de moins en moins le reflet d’une réalité céleste. Nous pouvons dire qu’avec les nominalistes la théologie qui voulait pourtant réagir au rationalisme devait s’imprégner du doute philosophique et de scientisme.

Avec la renaissance, l’Occident abandonna la possibilité de concevoir le paradis, pour s’attacher en échange à la nature en tant que telle, la structure matérielle de la réalité physique devenait désormais son principal centre d’intérêt. L’Homme de la renaissance ne faisait plus de lien entre ciel et terre, il n’avait désormais plus la possibilité de transcender sa condition corporelle. Cette nouvelle conception de la nature fut concomitante de l’humanisme et de l’anthropomorphisme de l’époque et de la disparition des confréries ésotériques du moyen âge. Cette période reste marquée toutefois par les connaissances médiévales, même si la réappropriation de ces sciences se fait de manières confuses et réductrices, Paracelse, Basilio Valentino, Bodin…appartiennent davantage à la tradition antique et médiévale qu’aux conceptions modernes. Le savoir hermétique fut par exemple une part importante de la formation relative aux sciences modernes, mais de plus en plus amoindri, ce type de connaissances fut peu à peu relégué aux marginaux et aux occultistes.


Cette perte considérable de la dimension symbolique de la réalité physique se donne à voir par le passage de la cosmologie à la cosmographie, de la signification profonde du cosmos à l’étude exclusive de sa forme. C’est ce réductionnisme qui a par la suite rendu possible la révolution copernicienne.  La thèse selon laquelle le soleil était au centre du système solaire n'était pas nouvelle puisqu'elle était déjà connue de certains philosophes et astronomes grecs islamiques et indiens, mais le fait qu’elle soit présentée pendant la Renaissance sans l'appui d'une nouvelle vision spirituelle des choses ne pouvait qu’engendrer le bouleversement de la position particulière de l'Homme spirituel au sein du cosmos. La théologie est un énoncé de la religion partant de l'homme et de ses besoins d'être immortel. Mais la métaphysique et la partie ésotérique de la tradition considèrent la nature des choses. L'astronomie aristotélicienne ptolémaïque correspond à la structure du Cosmos telle qu'elle nous apparaît de la manière la plus directe, les sphères concentriques sont comme un aspect visible des états multiples de l’être. Dans ce contexte, l'homme est d'une part au centre de la Création du fait de sa nature Théo-morphique, d’un autre point de vue il se trouve à l’endroit le plus bas de l'existence d'où il doit monter vers le divin. L'ascension à travers le Cosmos comme on le voit clairement dans la Divine Comédie correspond aussi à celle de l'âme à travers les degrés de purification et de connaissance. D'un point de vue spirituel, la cosmologie médiévale avait donc l'avantage de présenter aux hommes le Cosmos visible comme le symbole concret d'une réalité métaphysique qui de toute façon reste vraie quels que soient les symboles utilisés pour la suggérer. Le système héliocentrique a également sa propre symbolique spirituelle, en plaçant la source de lumière au centre, un concept auquel Copernic lui-même faisait référence dans l'introduction de son livre « De revolutionbus orbium coelistium ». Cette astronomie symbolise clairement la centralité de l'Intellect Universel dont le soleil est le symbole principal, elle efface les frontières du Cosmos et ouvre à l'homme l'immensité de l'espace cosmique qui symbolise la Grandeur infinie de Dieu et le néant de l'homme face à cette réalité, cette vision correspond davantage à la perspective ésotérique basée sur la nature globale des choses, plutôt qu’à celle des théologiens engagés dans la recherche des moyens nécessaires au salut de l'homme. Sans l’expérience spirituelle et sans principes métaphysiques ces interprétations symboliques n’ont eu aucun essor si l’on excepte l’étude de Nicolas de Cues qui indiqua la profonde signification de « l’univers infini » .

Descartes fut le principal héritier des humanistes chrétiens de la fin du moyen âge et de la renaissance, ces derniers doutaient du fait que la philosophie avait les moyens de rejoindre la certitude sur les principes fondamentaux, en général ils trouveront une alternative dans l'éthique et dans la morale. Pour atteindre la certitude avec sa "Méthode", il devait réduire la richesse de la réalité à la quantité et la philosophie au mathématique. La physique de Descartes en venait à réduire les animaux à des machines sans âme.


Pourtant le terrain sur lequel évoluait la pensée de Newton, tout comme celui d'éminents représentants tels qu'Isaac Burrows et les platoniciens de Cambridge, était tout sauf dénué d'intérêt pour la signification métaphysique du temps, de l'espace et du mouvement. Toutefois la perspective newtonienne était aux antipodes de la vision unitaire et organique des choses, il s’ensuivit une radicale distinction entre science et religion. Pour Newton cependant la nouvelle physique victorieuse sur le plan logicomathématique était à peine une science des choses matériels, pour ses successeurs cela devint la Science en soi, la seule légitime permettant la connaissance objective du monde.


C’est sur ce terrain paradigmatique que la science et la philosophie évolueront jusqu’à nos jours ; quoi que puissent être les dernières conceptions du temps de l’espace de la matière et du mouvement et malgré le bouleversement qu’elles seraient en droit d’engendrer, le fond de la science reste le rationalisme du 17 e siècle. La philosophie kantienne entérina l’impossibilité pour la raison d’atteindre l’essence des choses, il en résultera cette nouvelle philosophie au relent irrationnel et cette théorie de la connaissance purement utilitariste, nous ne sommes là que pour « profiter » des richesses que notre savoir nous permet d’exploiter. L’intelligence ne sert plus à contempler la vérité, mais à exploiter la nature. Il y eut bien une réaction de la part des romantiques au 19 e siècle qui ressentirent une indescriptible symbiose avec les éléments naturels mais cela fut davantage une réaction sentimentale, c’est-à-dire une impression transmise dans les arts et la littérature mais cela demeura loin de l’aspect intellectuelle et doctrinale dont l’objet est l’exposition limpide de la vérité. Cela ne permit pas de faire face à l’incroyable cécité d’un Occident devenu obsédé par la force brutale que sa science mécaniste de la matière lui conférait.


Dans le domaine scientifique, l'événement le plus important en biologie fut la théorie de l'évolution. Plus que d'être scientifiquement établit, elle reflète l'esprit du temps, en effet dans ce monde dans lequel les multiples états d'être avaient perdu leur sens et dans lequel la réalité archétypale des espèces n'avaient aucune importance et aucune base métaphysique, il ne restait que cette théorie pour expliquer ce dont la religion ne pouvait plus rien dire, lorsque le déisme avait arraché la création des mains de son créateur, il ne pouvait y avoir d'autre explication à l'apparition des différentes et multiples espèces que celle de l'évolution temporelle. La « chaine » qui liait les êtres devenait horizontale.




Cette perte de la dimension verticale de la nature rendait impossible toute vision contemplative, la beauté devint une impression subjective, ce réductionnisme finit par justifier la destruction des autres formes de vie et implanter dans l’esprit du temps l’idée de la survivance du plus fort. La théorie de l’évolution devenait la formule magique pour tout expliquer sans faire appel à des principes supérieurs.


Cela ne pouvait s’effectuer que dans une chrétienté où la vérité doctrinale s’était réduite au temps et à l’histoire. Après l’effondrement de la physique classique à la fin du XIXe siècle, il n’existait aucune force spirituelle capable de réinterpréter la nouvelle science et de l’encadrer dans une perspective plus large. Cet effondrement peut impliquer deux choses : d'une part, une réinterprétation de la science qui détruit tout contact avec le monde du macrocosme et avec le symbolisme direct des choses et d’autre part une ouverture vers toutes les sciences occultes qui s’appuient fallacieusement sur les nouvelles théories scientifiques afin de réhabiliter des résidus de  doctrines anciennes mal comprises ou dangereusement et purement inventées. La religion chrétienne n’a que très faiblement réagit à la chute de la physique classique, loin de toute synthèse efficace, elle a, l’instar de Teilhard de Chardin construit un concordisme absurde sur le plan métaphysique et hérétique sur le plan théologique.


Pour Nasr il est important de pouvoir retrouver l'origine du réductionnisme chrétien et occidental, ce qui permettra non seulement le dialogue avec les spiritualités orientales mais aussi de renouveler sainement le rapport de l’homme et de la nature.

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